Camara Laye – L’enfant noir

L’enfant noir grandit dans un village de Haute-Guinée où le merveilleux côtoie quotidiennement la réalité. Son père, forgeron, travaille l’or au rythme de la harpe des griots et des incantations aux génies du feu et du vent. Respectée de tous, sa mère jouit de mystérieux pouvoirs sue les êtres et les choses. Elle sait détourner les sortilèges et tenir à l’écart les crocodiles du fleuve Niger. Aîné de la famille, le petit garçon est destiné à prendre la relevé de son pers à l’atelier et, surtout, à perpétuer l’esprit de la caste au sein du village. Mais son puissant désir d’apprendre l’entrainera inéluctablement vers d’autres horizons, loin des traditions et des coutumes de son peuple…

« Mon père se tut un moment, puis il me dit: Tu vois bien toi-même que je ne suis pas plus capable qu’un autre, que je n’ai rien de plus que les autres, et même que j’ai moins que les autres puisque je donne tout, puisque je donnerais jusqu’à ma dernière chemise. Pourtant je suis plus connu que les autres, et mon nom est dans toutes les bouches, et c’est moi qui règne sur tous les forgerons des cinq cantons du cercle. S’il en est ainsi, c’est par la grâce seule de ce serpent que je dois tout, et c’est lui aussi qui m’avertit de tout. Ainsi je ne m’étonne point, à mon réveil, de voir tel ou tel m’attendant devant l’atelier: je sais que tel ou tel sera là. Je ne m’étonne pas davantage de voir se produire telle ou telle panne de moto ou de vélo, ou tel accident d’horlogerie: d’avance je savais ce qui surviendrait. Tout m’a été dicté au cours de la nuit et, par la même occasion, tout le travail que j’aurais à faire, si bien que, d’emblée, sans avoir à y réfléchir, je sais comment je remédierai à ce qu’on me présente; et c’est cela qui a établi ma renommée d’artisan. Mais, dis-le-toi bien, tout cela, je le dois au serpent, je le dois au génie de notre race. »

« A la nuit tombante, mon oncle Lansana rentrait des champs. Il m’accueillait à sa manière, qui était timide. Il parlait peu. A travailler dans les champs à la longueur de la journée, on devient facilement silencieux; on remue toutes sortes de pensées, on en fait le tour et interminablement on recommence, car les pensées ne se laissent jamais tout à fait pénétrer; ce mutisme des choses, des raisons profondes des choses, conduit au silence; mais il suffit que ces choses aient été évoquées et leur impénétrabilité reconnue, il en demeure un reflet dans les yeux: le regard de mon oncle Lansana était singulièrement perçant, lorsqu’il se posait; de fait, il se posait peu: il demeurait tout fixé sur ce rêve intérieur poursuivi sans fin sans les champs. »

« Que regardaient à vrai dire ces yeux? Je ne sais pas. Les alentours? Peut-être les arbres au loin, le ciel très loin. Et peut-être non! Peut-être ces yeux ne regardaient-ils rien; peut-être était ce de ne rien regarder de visibles, qui les rendait si lointains et comme absents. La longue file moissonneuse s’enfonçait dans le champ, abattait le champ, n’était-ce pas assez? N’était-ce pas assez de cet effort et de ces torses noirs devant lesquels les épis s’inclinaient? ils chantaient, nos hommes, ils moissonnaient; ils chantaient en chœur, ils moissonnaient ensemble: leurs voix s’accordaient, leurs gestes s’accordaient; ils étaient ensemble! unis dans un même travail, unis par un même chant. La même âme les reliait, les liait; chacun et tous goûtaient le plaisir, l’identique plaisir d’accomplir une tâche commune. »

« Je sais que cette autorité dont ma mère témoignait, paraîtra surprenante; le plus souvent on imagine dérisoire le rôle de la femme africaine, et il est des contrées en vérité où il est insignifiant, mais l’Afrique est grande, aussi diverse que grande. Chez nous, la coutume ressortit à une foncière indépendance, à une fierté innée; on ne brime que celui qui veut bien se laisser brimer, et les femmes se laissent très peu brimer. Mon père, lui, ne songeait à brimer personne, ma mère moins que personne; il avait grand respect pour elle, et nous avions tous grand respect pour elle, nos voisins aussi, nos amis aussi. Cela tenait, je crois bien, à la personne même de ma mère, qui imposait; cela tenait encore aux pouvoirs qu’elle détenait. »

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