Bernard Clavel – La révolte à deux sous

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…les têtes et les âmes s’inclinent devant les commandements supérieurs de la Religion et de l’Argent. Jean Reverzy

Quel roman! Fort, cruel, sauvage, tendre, authentique, généreux, mené au canon d’un fleuve de colère dont les eaux noires engloutiront tout de cette révolte aux mains nues, cette révolte à deux sous au pays des canuts et de la soie. Inoubliable Pataro! Dresseur d’animaux, contrefait, les membres brisés et recollés à l’envers, cerné de chats, d’oiseaux et de rats, il court la ville  de la Colline qui prie à la Colline qui travaille, du quartier où vivent ceux qui se nourrissent et s’enrichissent de la sueur des autres, à celui, puant de misère, de crasse et de malheur, où les hommes et les bêtes vivent dans une même fange. Entremetteur sublime et rusé, il tient tout les fils d’une histoire formidablement romantique qui charrie, au milieu des cris et des tumultes, des personnages spectaculaires, des foules déchaînées sous un décor impressionnant. Jamais l’intérêt ne cède. Toujours en mouvement, ce roman nous livre sans  grandiloquence mais avec force et beauté les secrets d’un peuple  et d’un lieu portés à blanc. Un très grand Clavel

« Démantibulé et recollé, Pataro se traîne sur les genoux, les coudes et une hanche. Il ne lui manque pas une phalange, pas un millimètre d’oreille, il n’est ni sourd ni aveugle, mais, pour progresser, il doit lever très haut ses bras et ses jambes en forme d’équerre et les lancer en avant sans jamais pouvoir ni les plier ni les déplier. Vu d’une certaine distance, il fait penser à un chevalet de scieur poussé par la colère d’un vent sorcier. Partout où des os ont été brisés et soudés, se sont formées d’énormes protubérances pareilles à la loupe des grands ormeaux. Ce sont ces excroissances calleuses qui permettent à Pataro d’annoncer le temps sans jamais se tromper. La première chose que sa mère lui ait enseignée, c’est à tirer parti de son existence menée au ras du sol. Quand on l’interroge, il tourne la tête sur le côté pour regarder en l’air et scruter son client. Sa réponse est fonction de ce qu’on lui donne. Sa réputation est telle qu’il peut se permettre d’annoncer le soleil à une pingre pour le plaisir de savoir que l’avare se fera rincer l’échine. »

« —C’est toi, Pataro?
—Pour te servir chef.
—Que fais-tu là?
—Et toi, chef?
—Moi, je cherche le frais. Je crois bien que la journée a été la plus chaude de l’été.
—L’été est pas fini.
—Toi aussi, Pataro, tu cherches la fraîcheur?
—Non. Moi, je cherche la purification.
Le gardien de prison s’assied sur une roche en disant:
—Qu’est ce que tu me chantes là?
—Tu comprendrais si tu passais tes journées dans le centre de la ville. Tu es dans la prison. Loin de la crasse. Loin du vice. De la puanteur, de la corruption…Loin de l’avarice.
—Tu ne vas pas te plaindre de l’avarice des gens, tu vis de ce qu’ils te donnent.
—Tu n’es pas d’ici, toi. Tu les connais pas. Ce sont surtout les pauvres qui donnent. Mais les grands bourgeois, c’est pas de la radinerie, c’est de la rapiasserie. Ça m’écœure…Tu peux me croire, chef: le pire ne se trouve pas derrière les portes des cellules!
—Toi, tu as toujours de ces trouvailles! Venir chercher la purification près de la prison, ça ferait rire bien du monde.
—Le monde rira moins quand les pauvres se révolteront.
—C’est pas pour demain. Qui sait?
Un silence passe. Puis Pataro ajoute:
—Regarde le fleuve, il lave même la nuit. »

Bernard Clavel, La révolte à deux sous| Pocket| 2009| ISBN 9782266188296 | 245 pages |

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Bernard Clavel est né en 1923, dans le Jura, où il a passé son enfance entre une mère fleuriste, un père boulanger et une tante qui faisait de la peinture. Après bien des métiers qui constituent ses universités, un peu comme London qui l’a tant fait rêver, il peint et écrit, seul, sans véritable maître, jusqu’à L’ouvrier de la nuit, publié en 1956, qui le fait connaître. Encouragé par Bachelard, Gabriel Marcel, Hervé Bazin, Marcel Aymé, entre autres, il poursuit une œuvre qui ne comprend pas moins d’une centaine d’ouvrages , traduits dans une vingtaine de pays. Éternel errant, créateur infatigable, Bernard Clavel est un écrivain à part dans la littérature contemporaine: « conteur d’histoires » comme il se définit lui-même, et tailleur d’univers. Il vient de s’éteindre à l’âge de 87 ans.

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