Les Jardins de lumière, d’Amin Maalouf

« Je suis venu du pays de Babel, disait-il, pour faire retentir un cri à travers le monde. »
De ses livres, objets d’art et de ferveur, de sa foi généreuse, de sa quête passionnée, de son message d’harmonie entre les hommes, la nature et la divinité, il ne reste plus rien. De sa religion de beauté, de sa subtile religion du clair-obscur, nous n’avons gardé que ces mots, «manichéen», «manichéisme», devenus dans nos bouches des insultes. Car tous les inquisiteurs de Rome et de la Perse se sont ligués pour défigurer Mani, pour l’éteindre. En quoi était-il si dangereux qu’il ait fallu le pourchasser ainsi jusque dans notre mémoire ? Pendant mille ans, son cri fut entendu. En Egypte, on l’appelait « l’apôtre de Jésus »; en Chine, on le surnommait « le bouddha de Lumière » ; son espoir fleurissait au bord des trois océans. Mais bientôt ce fut la haine, ce fit l’acharnement. Les princes de ce monde le maudirent, pour eux il devint « le démon menteur », « le récipient gorgé de Mal » et, dans leur humour rageur, « le maniaque » ; sa voix, «un perfide enchantement » ; son message, « l’ignoble superstition », « la pestilentielle hérésie ». Puis les bûchers firent leur œuvre, consumant dans un même feu ténébreux ses écrits, ses icônes, les plus parfaits de ses disciples, et ces femmes altières qui refusaient de cracher sur son nom. Ce livre est dédié à Mani. Il a voulu raconter sa vie. Ou ce qu’on peut en deviner encore après tant de siècles de mensonge et d’oubli.

« Aux commencements de l’univers, deux mondes existaient, séparés l’un de l’autre : le monde de la Lumière et celui des Ténèbres. Dans les Jardins de Lumière étaient toutes les choses désirables, dans les ténèbres résidait le désir, un désir puissant, impérieux, rugissant. Et soudain, à la frontière des deux mondes, un choc se produisit, le plus violent et le plus terrifiant que l’univers ait connu. Les particules de Lumière se sont alors mêlées aux Ténèbres, de mille façons différentes, et c’est ainsi que sont apparus toutes les créatures, les corps célestes et les eaux, et la nature et l’homme…En tout être comme en toute chose se côtoient et s’imbriquent Lumière et Ténèbres. Dans une datte que vous croquez, la chair nourrit votre corps, mais le goût suave et le parfum et la couleur nourrissent votre esprit. La Lumière qui est en vous se nourrit de beauté et de connaissance, songez à la nourrir sans arrêt, ne vous contentez pas de gaver le corps. Vos sens sont conçus pour recueillir la beauté, pour la toucher, la respirer, la goûter, l’écouter, la contempler. Oui, frères, vos cinq sens sont distillateurs de Lumière. Offrez-leur parfums, musiques, couleurs. Epargnez-leur la puanteur, les cris rauques et la salissure. »

« Il aimait particulièrement les pastèques et, si on lui en demandait la raison , il expliquait qu’en aucun autre aliment ne se concentrait autant de Lumière : « Observez la pastèque, vos yeux se réjouissent de sa couleur, votre nez de son parfum discret, votre main caresse sa peau ferme et lisse, vous n’avez pas besoin de boire en même temps, car son eau est en elle, vous n’avez pas à la caler dans une assiette, puisqu’elle mûrit et s’offre dans son propre récipient. Commencez par les extrémités, puis rapprochez-vous du cœur, et chaque bouchée vous rapprochera des Jardins de Lumière. » »

« —N’est-il pas dit dans le Livre que les loups à deux pattes doivent être exterminés bien avant les loups à quatre pattes
—De quels loups s’agit-il ? interrogea trop naïvement Hormizd.
—Le loup à quatre pattes saute sur un mouton pour le dévorer, le loup à deux pattes se sert de la parole pour endormir la méfiance du berger et entraîner le troupeau entier sur le sentier de la perdition.
—Les loups à deux pattes, rectifia Mani, sont les hommes qui considèrent les autres comme des proies, ceux qui cherchent constamment à soumettre, réduire, punir, humilier. Une voix s’est élevée aujourd’hui pour dire que les habitants de Deb n’étaient que des moutons et qu’ils méritaient d’être égorgés. N’est-ce pas cela même le langage d’un loup à deux pattes ? N’est-ce pas en songeant à ceux qui appellent à de tels massacres que le sage et saint berger Zoroastre s’est exprimé comme il l’a fait dans l’Avesta ?
—En somme, chacun interprète l’Avesta à sa manière.
—De quelle interprétation parle-t-on ? Ainsi, chacun aurait le droit d’interpréter à sa guise les textes sacrés ? Ainsi, l’interprétation d’un perfide Nazaréen serait comparable à la mienne ? N’est-ce pas moi qui suis ici le dépositaire de la foi de Zoroastre ?
—Il arrive qu’un homme se croie dépositaire d’un message alors qu’il n’en est plus que le cercueil. »

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Du même auteur:

Le premier Siècle après Béatrice, 1992.

Le rocher de Tanios, 1993.

Les échelles du Levant, 1996.

Les identités meurtrières, 1998.

L’amour de loin, 2001.

Origines, 2004.

5 commentaires

  1. La Lumière qui est en vous se nourrit de beauté et de connaissance, songez à la nourrir sans arrêt, ne vous contentez pas de gaver le corps. Vos sens sont conçus pour recueillir la beauté, pour la toucher, la respirer, la goûter, l’écouter, la contempler. Oui, frères, vos cinq sens sont distillateurs de Lumière. Offrez-leur parfums, musiques, couleurs. Epargnez-leur la puanteur, les cris rauques et la salissure. »
    Ce style d’invitation « prophétique » m’interpelle très très fort, un mélange de Zarathoustra , du prophète, de Krishnamurti…

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  2. […] Les Jardins de lumière, d’Amin Maalouf « La Trace [ Un espace dédié aux livres ] « Je suis venu du pays de Babel, disait-il, pour faire retentir un cri à travers le monde. » De ses livres, objets d’art et de ferveur, de sa foi généreuse, de sa quête passionnée, de son message d’harmonie entre les hommes, la nature et la divinité, il ne reste plus rien. De sa religion de beauté, de sa subtile religion du clair-obscur, nous n’avons gardé que ces mots, «manichéen», «manichéisme», devenus dans nos bouches des insultes. Car tous les inquisiteurs de Rome et de la Perse se sont ligués pour défigurer Mani, pour l’éteindre. En quoi était-il si dangereux qu’il ait fallu le pourchasser ainsi jusque dans notre mémoire ? Pendant mille ans, son cri fut entendu. "Aux commencements de l’univers, deux mondes existaient, séparés l’un de l’autre : le monde de la Lumière et celui des Ténèbres. […]

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