Le Premier Siècle après Béatrice – Amin Maalouf

maaloufQue peut-il arriver lorsque des sortilèges millénaires se conjuguent à une science moderne aussi performante que dépourvue d’éthique? Au départ, il y a de mystérieuses fèves, réputées favoriser les naissances de garçons, trouvées par le narrateur sur un marché égyptien. Puis ce fut la raréfaction, un peu partout, des naissances féminines. Commença alors l’épopée d’un homme passionnément attaché à la « féminité du monde »…Amin Maalouf nous conte ici avec tendresse et humour une fable sur la folie des hommes.

« Certains mots, dès que tu les prononces, c’est comme si tu versais une goutte de citron dans un verre de lait chaud. Tout de suite, le caillot se forme, le petit-lait se sépare. Dis « avortement », et les gens se cabrent, ils retrouvent des réflexes, des tropismes. Tu as beau apporter des nuances, on ne t’écoute plus, tu dois choisir en vitesse ton coté de la barricade. Les uns te classent avec les « bigots »; les autres avec les  » éventreurs ». Pourtant, dans mon esprit , les « bigots » ne valent pas mieux que les faiseurs d’anges: n’ont-ils pas inventé le péché originel, qui dit que la femme est la cause de tous les malheurs, et que sans sa culpabilité, sa stupidité, l’humanité serait encore au paradis? N’ont-ils pas inventé que c’est la femme qui est née de la côte de l’homme et que Dieu qui, en bonne logique, aurait dû être pour les créatures à la fois père et mère, était seulement père? Depuis des millénaires, on n’a cessé de faire l’éloge du mâle, l’humanité entière a souhaité ne voir naître que des garçons. Et aujourd’hui, miracle, le vœu peut se réaliser. On peut enfin évacuer les filles avec l’eau sale. Qui s’insurge? Les bigots. Alors que, parmi les partisans de l’égalité des sexes, certains préfèrent détourner leurs regards… »

« Il m’arrive de penser que le Paradis terrestre mentionné dans les Écritures n’est pas un mythe des temps passés mais une prophétie, une vision d’avenir. Depuis quelques décennies, l’homme semblait en voie de bâtir ce Paradis, jamais auparavant il n’avait su maîtriser à ce point  la matière, la vie, les énergies de la nature, il se promettait de vaincre la maladie; un jour, il vaincrait peut-être le vieillissement, la mort. Mes paroles ne sont pas celles d’un mécréant; si la science fait disparaitre le Dieu du Comment, c’est pour mieux faire apparaitre le Dieu du Pourquoi. Qui, lui, ne disparaîtra jamais. Je le crois capable de donner à l’homme tous les pouvoirs, même celui de maîtriser la vie et la mort, qui ne sont après tout que des phénomènes naturels. Oui, je crois Dieu capable de nous associer, nous, ses créatures, à sa création. Quand je manipule les gènes d’un poirier, j’ai la conviction profonde que Dieu m’en a donné la capacité et le droit. Mais il y a des fruits défendus  sont plus complexes, plus difficiles à cerner, et c’est notre sagesse plus encore que nos croyances qui nous les désignera. Aussi chenu, aussi prétendument savant et sage que je puisse être, j’avoue ne pas savoir où se situent avec précision les limites à ne pas franchir. Sans doute un peu du coté de l’atome, et aussi dans certaines manipulations de notre cerveau ou de nos gènes. Ce qu’il m’est possible de détecter, si je puis dire, de façon plus assurée, ce sont les moments où l’humanité prend des risques mortels avec elle-même, son intégrité, son identité, sa survie. Ce sont les moments où la science la plus noble se met au service des objectifs les plus vils. »

« — Est-ce moi que tu aimes ou ta fille?
— C’est le monde entier que j’aime en cet instant, mais c’est à ton corps que j’ai envie de l’exprimer.
— Par ta faute, dans quelques mois, mon corps sera difforme.
— Difforme, un ventre qui s’arrondit comme la terre? Difformes des seins qui s’irriguent de lait, qui tendent leurs lèvres brunes vers les lèvres de l’enfant, des bras qui sers la chair contre la chair, et ce visage incliné? Dieu, c’est la plus belle image qu’un mortel puisse contempler. Viens!
C’est à ce moment que, dans les films pudiques, une lampe s’éteint, une porte se ferme, un rideau se rabat. Et dans certains livres, une page se tourne, mais lentement, comme doivent tourner ces minutes, lentement, et sans autre son qu’une toile qui frémit. »

 » Il existe, de par le monde, des milliers de villes, des millions de villages où le nombre des filles n’a cessé de décliner; pour certains, le phénomène dure depuis près de vingt ans. Je n’ai pas l’intention de vous parler de toutes celles qu’une discrimination méprisable a empêchées de venir au monde. Là n’est plus la question. Je vais vous dire mes angoisses en termes crus, mais c’est en ces termes que le problème va se poser: je pense à ces hordes de mâles qui vont rôder pendant des années à la recherche de compagnes inexistantes; je pense à ces foules enragées qui vont se former et grossir et se déchaîner, rendues démentes par la frustration — pas uniquement sexuelle, car ils sont aussi frustrés de toute chance d’avoir une vie normale, de bâtir une famille, un foyer, un avenir. Pouvez-vous seulement imaginer les réserves de rancœur et de violence chez ces êtres, que rien ne pourra satisfaire ni calmer? Quelles institutions résisteront? quelles lois? quel ordre? quelles valeurs? Oui, il y déjà eu, un peu partout, des explosions de violence. Mais ce n’était pas encore la violence des enragés. C’était la violence d’êtres inquiets, qui n’ont pas encore vécu eux-mêmes la frustration; qui, eux, ont eu une famille et se dont réjouis d’avoir des fils, des héritiers. Eux  protestent, s’agitent, parce qu’ils s’inquiètent de l’avenir de leurs communautés, mais leur inquiétudes demeure retenue, puisqu’ils ne vivent pas le drame dans leur chair, puisqu’ils se révoltent sans certitudes contre un mal que l’humanité n’a jamais encore connu, et qui demeure donc vague, hypothétique. Demain viendront les générations du cataclysme; les générations d’hommes sans femmes, générations amputées de tout avenir, générations de la rancœur indomptable. »

Le Premier Siecle Apres Beatrice [9782246462613] – 230,00Dhs : LivreMoi.ma, Votre Librairie au Maroc.

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TaniosLes échelles du Levant

4 commentaires

  1. Un de mes auteurs favoris, c’est un grand conteur intelligent et érudit …J’ADORE !! J’ai lu toute sa bibliographie et déplore qu’il ne publie plus de roman depuis plusieurs années .

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